Par Fabrice Pawlak, guide pour Terra Andina Bolivia, qu’il vient de fonder, en 1998.

Le hasard, c’est comme ça, a voulu que le premier client à m’avoir confirmé un service ait connu le pire de mes circuits.

Tout au long de son séjour, les éléments, qu’on aurait dit ligués contre nous, se sont acharnés à nous pourrir la vie. Jusqu’à la fin ! Le dernier jour, alors que je le déposais à l’hôtel -non sans un ultime contretemps, un pneu crevé-, à l’issue d’une terrible semaine, même les chambres réservées ne l’étaient plus.

Sacrée Bolivie, elle ne laisse pas de répit !

Je me revois encore rentrer dans mon doux chez moi, où mon frère, en vacances en Bolivie, m’attendait.
Quel bonheur, alors, de m’installer confortablement dans un fauteuil pour une bonne heure, à fumer peinard quelques cigarettes bien méritées.
Quel circuit de la mort où l’on se dit que l’on n’a pas volé son salaire !
Et dire que certains s’imaginent que le boulot de guide, c’est être en vacances toute l’année…

Mes opérations de cette première saison, alors, n’allaient pas au mieux.
Pierre, mon associé qui venait de débarquer pour me donner un coup de main (sans parler l’espagnol et sans aucune expérience dans le tourisme, disons encore moins d’expérience que moi), m’appela depuis son circuit non moins galère, avec le groupe E…

E…, fallait pas se louper, c’était le circuit le plus important de cette première saison. Tu parles, le tout premier groupe d’une agence d’envergure qui pariait tout d’un coup sur nous !

Ce jeune couple en lune de miel qui n’avait à priori rien à faire dans ce pays d’imprévus qu’est la Bolivie ne savait pas encore ce qui l’attendait.

Pierre m’annonça que le 4×4 avait lâché, à la veille de récupérer les clients à Santa Cruz, la capitale tropicale bolivienne.

Ça se présentait mal : déjà plus de véhicule avant même que les clients n’atterrissent. La “Vaca” (le nom de notre premier 4×4) inaugurait ainsi sa triste série de défaillances chroniques …
J’ai dû répondre à Pierre un truc du genre : “T’inquiète pas, tout va s’arranger, fais de ton mieux, c’est pas grave”.
C’était pas terrible, voire nul, pour lui remonter le moral mais sur le moment, cela me paraissait de circonstance.

Je rentrais à peine d’un circuit 4×4 éprouvant et je partais pour un trek inconnu le lendemain (avec ce fameux premier client et six autres personnes), sans parler des nouvelles qui m’attendaient le jour même (plein d’emails auxquels répondre avant de repartir, des problèmes logistiques sur d’autres “fronts”, et quelques soucis à la maison avec deux Français inconnus que j’avais cordialement invités à séjourner, et qui avaient fini, entre autres, par se taper tout le fromage que mon frangin avait ramené de France).

Enfin l’état d’esprit à ce moment, c’était plutôt : “tant qu’y a pas de mort, ça va”.

On apprend à relativiser en Bolivie et dans ce boulot. Enfin, c’était la première saison, et il fallait bien trouver nos marques.

Je travaillais en permanence dans l’urgence, dans la débrouille, réglant les imprévus comme ils venaient.

Je reviens à ce premier client “signé”. Au lancement de notre affaire, en octobre 1998, j’avais dit à Pierrot : “On va se lancer sans prendre trop de risques, on va être sérieux. Si au 1er janvier 1999, nous n’avons pas dix contrats pour notre première saison, on laisse tomber et je ne pars pas en Bolivie”.

Au premier janvier 1999, on avait un contrat, notre premier contrat, pour juillet 1999.

Il manquait donc neuf contrats, mais bon, je suis parti quand même en Bolivie. Et Pierre suivait toujours …

Malgré l’épreuve que j’allais vivre avec ces clients, je leur devais peut-être d’être là.

Pour trouver ce premier client, j’avais ratissé large : prospection dans des agences de voyage de quartier (qui vendaient des séjours au ski ou dans les Baléares !) et qui, d’ailleurs, n’a jamais rien donné, conférences à domicile organisées par mon pote Didier (on bouffait bien, ça c’est clair, mais pour le reste, je n’ai jamais rien vendu) et bien sûr, je n’avais pas oublié de faire un petit tour à mon école d’ingénieurs d’il y avait quelques années : l’Institut Physique du Globe de Strasbourg.

Un prof, Georges Herkel, m’avait laissé une bonne impression. Une cinquantaine d’années, une bonne moustache et les cheveux longs. Un brin soixant-huitard sur les bords.
Je lui rendis une visite de courtoisie dans son bureau, et à ma réelle surprise il fut intéressé par une randonnée en Bolivie.

Nous sommes allés manger un morceau avec sa femme, Christiane. Marché conclu, ils viendraient passer leurs prochaines vacances en Bolivie avec Terra Andina. Je n’avais pas encore créé la société mais le nom était tout trouvé. Premier contrat, ça s’arrose ! Mon premier client “signé” fut donc Georges Herkel, mon ex-prof de prospection sismique, et sa femme, qui allaient partager avec moi le pire trek de notre petite histoire.

Au couple Herkel s’ajoutait un couple de leurs amis, des Français, Thérèse et Bernard, la cinquantaine, un peu bourgeois de province et bien sympas. Et trois Espagnols avec lesquels je venais d’effectuer le circuit 4×4 sur l’Altiplano. Ils en voulaient encore !

Premier grand circuit.

Je reviens rapidement sur ce voyage en compagnie de trois clients espagnols, je crois qu’il illustre assez bien ce que furent nos premiers tours, que j’explorais en général tout en les réalisant avec les clients, faute de moyens et de temps.
Ma reconnaissance de ces circuits avait bel et bien été prévue mais à chaque fois, des contretemps m’empêchaient de faire ce qui aurait dû être fait : aller reconnaître le trajet, prendre des contacts, anticiper avant de m’aventurer à guider des clients dans ces contrées perdues de l’Altiplano.

Le 1er juillet 1999, je partais donc comme guide pour mon premier grand circuit 4×4 avec trois clients Espagnols. Ces Espagnols inauguraient une courte liste de clients ibériques qui eurent un point en commun : tellement sympas qu’on a du mal à leur demander de payer.
Leur goût de l’aventure tombait pile-poil car je les entraînais sur un parcours délicat : périple assez engagé en 4×4 dans le nord-ouest de la Bolivie, quasi-désert et propice à toutes sortes de surprises.

Région que j’étais parti repérer quelques mois auparavant (pas fou le bougre) avec mon ami Bruno et notre chère Vaca, qu’il me fallait tester car nous venions de l’acheter d’occasion, pas en grande forme mais tellement jolie et qui correspondait à ce que l’agence pouvait investir à ce moment.
A ma connaissance, nous étions les premiers à proposer cette région méconnue de l’altiplano bolivien, au nord des Salars d’Uyuni et de Coipasa. J’avais l’intention de nous démarquer tout de suite des agences concurrentes.

Le problème de cette reco, c’est que nous étions partis au mois de février (j’étais arrivé en Bolivie depuis deux semaines), c’est à dire à la fin de la saison des pluies.

Nous fûmes coincés au sud du Salar de Coipasa, véritable bourbier de sel sous les eaux à cette époque, et ce n’est qu’au prix de multiples efforts que nous arrivâmes à sortir le 4×4.
En dépit des avertissements des campesinos (paysans locaux) qui nous déconseillaient vivement de poursuivre, car d’après eux, il n’existait aucun passage vers le nord, nous ne voulions pas faire demi-tour, bornés que nous étions.
Nous trouvâmes finalement ce passage, au moment même où nous nous avouions vaincus, mais seulement grâce à l’apparition du “mago”, le magicien : quand tout va mal, en Bolivie, un gars débarque inopinément avec la solution. Le “mago”, c’est lui.
La cordillère à l’ouest, infranchissable, le Salar de Coipasa sous les eaux à l’est, nous ne voyions pas comment poursuivre vers le Sajama au nord. Nous allions nous résigner malgré nous à faire demi-tour, lorsque que, surgi de nulle part avec sa bicyclette, un paysan nous indiqua le passage, là, juste à notre droite, à dix mètres de nous ! Le “mago” !
Effectivement, à y regarder de plus près, des cairns successifs sous l’eau indiquaient un cap. Heureux, mais pas très rassurés, d’autant que la jauge d’essence ne nous incitait pas à l’être, nous nous engageâmes à petite vitesse (afin d’éviter que l’eau salée ne vienne bouffer des câbles ou simplement mouiller les bougies, ben ouais, la Vaca, fallait pas trop lui en demander tout de même !), Bruno au volant et moi debout sur la galerie pour lui indiquer le cap à suivre.
Rapidement, l’eau monta au niveau du bas de caisse, et continua de monter, jusqu’à pénétrer à l’intérieur du véhicule. Chaud chaud, car une fois engagés, nous ne pouvions plus faire demi-tour. Si le niveau de l’eau montait encore un peu, nous allions finir plantés dans ce Salar.

Ça craignait pour de vrai ! Plantés, qu’aurions nous fait ? Le 4×4 aurait été perdu, c’est clair. Certes, on aurait pu le récupérer à la baisse des eaux quelques mois plus tard, mais dans quel état ? Et nous, comment serions-nous sortis de là ?

Je n’en saurai jamais rien, car la Vaca, miraculeusement (je m’en rends compte maintenant), passa et nous pûmes rejoindre la limite nord du Salar de Coipasa.

C’est alors que la Vaca s’enlisa dans de la glaise molle… Il ne nous restait plus qu’à creuser sous les roues, repartir et recommencer à creuser cinquante mètres plus loin, avancer encore et creuser à nouveau … Mais bon, Bruno, c’était bon non ? Une belle aventure qui nous amena à rencontrer plein de campesinos sympas, étonnés de voir des gringos dans leur région isolée.

Même le retour de Sajama à La Paz (300 km) ne fut pas simple : sans frein, émaillé de multiples arrêts, la Vaca ayant d’autres problèmes mécaniques, mais continuant d’avancer. Nous avions mis du papier toilette en guise de boucles d’oreilles sur les rétroviseurs du 4×4. C’est que faut bien le traiter son véhicule, tout dépend de lui au fond ! Et il faut lui parler comme à une femme, m’expliquait Bruno. On lui en avait trop fait voir!

C’est au cours de ce retour du Sajama qu’elle fut baptisée la VACA, la vache, pour sa résistance et son invincibilité (toute relative).

Quelques jours plus tôt, son nom était encore “Puta Mierda”, ça sortait du cœur à chaque fois qu’elle calait à la traversée d’un ruisseau. Il fallait alors sortir dans le froid humide et sécher les bougies, en s’armant de patience.

Au final, une reconnaissance galère, mais un grand souvenir avec mon pote Bruno, et plein d’enseignements : il était dorénavant clair que le trajet que nous venions de reconnaître n’était pas réalisable avec des clients.

Ils ne venaient pas forcément en Bolivie pour creuser sous le 4×4 et découvrir d’improbables pistes …

Mes chers Espagnols avaient cependant choisi cet itinéraire. N’ayant pas le luxe de pouvoir repartir reconnaître cette zone ou de leur proposer à la place la visite des musées de La Paz, je partirais à la boussole en imaginant une variante sur la carte … je savais au moins par où il ne fallait pas passer !

J’emmenerais avec moi Rodrigo, mon premier employé en tant qu’assistant et futur guide. Le but était de lui faire découvrir un peu le boulot et la zone, pour qu’il puisse y revenir ensuite en tant que guide.

Bien sûr, il allait aussi me seconder. Et puis, accessoirement, il était mécanicien, ça pourrait aider … et ça allait effectivement aider ! Un gars bien, 25 ans et évangéliste.

Il laissait pendre en permanence une croix sur le rétroviseur et se risquait parfois à me parler de son mouvement religieux. Jésus m’aimait, paraît-il, et ne m’abandonnerait pas. Tant mieux, j’avais justement besoin d’un peu d’aide. Je plaisante bien sûr.

Je partirais donc avec les Espagnols en tant que guide, cuistot et chauffeur dans une zone finalement peu connue. Certainement la partie la plus perdue de l’Altiplano bolivien. Par chance, une fois de plus, ces clients étaient venus pour de l’aventure, et ils étaient avides d’imprévus. Sylvia, Javier, Bernardo, merci encore pour m’avoir accompagné au cours de cette véritable expédition. Car cela en fut une.

Je découvrais mon itinéraire au jour le jour, il changeait en fonction des obstacles et des pannes mécaniques ou des retards (car les étapes, constituées à partir d’une carte approximative de la région, étaient trop longues).

J’improvisais, en somme.

Nous logions dans des bouges perdus, où souvent nous dormions tous dans une même pièce au sol cimenté qui servait également de cuisine.

Je faisais de mon mieux pour la popote et on se réveillait à tour de rôle aux aurores avec Rodrigo pour faire réchauffer le pain dans un peu d’eau et lui redonner sa consistance des premiers jours.

Au cours de ce voyage, j’ai surtout appris à me méfier du rio Lauca. A chaque fois, par la suite, la traversée délicate de cette petite rivière d’à peine dix mètres de large m’a tourmenté. C’est que j’y ai connu mes pires galères !

La première fois, lors de la reconnaissance avec Bruno, nous eûmes la chance de tomber sur un autre de ces “magos” boliviens, un campesino à bicyclette que nous avions pris en stop.

Le fond sableux de la rivière ne nous laissait rien augurer de bon et il nous enseigna le sésame du passage … Nous remontâmes la rivière sur quelques km quand il nous dit : “Voilà, maintenant tu rentres dans la rivière et tu la suis”.

Beau souvenir que de nous retrouver à descendre la rivière en 4×4 (comme si la Vaca ressemblait à un raft !) sur une centaine de mètres. Effectivement, sur cette portion, le lit était recouvert de galets. Puis de sortir comme une fleur de l’autre coté …

Mais la deuxième fois, avec mes Espagnols, pas de “mago”. J’avais cependant pris mes précautions, obsédé comme je l’étais par le rio Lauca, en faisant un gros plein d’essence à Llica (au sud du Salar de Coipasa) : 80 litres dans le réservoir et 100 litres dans le réservoir auxiliaire sur la galerie.

Mais cette fois, sans aide, impossible de trouver le fameux passage, et surtout, quelques mois après, la configuration de la rivière avait changé.

Je remontai inlassablement la rivière sur sa berge sud, vers la cordillère (où elle se rétrécit) jusqu’à me retrouver au bout d’une heure de manœuvres à l’entrée d’un étroit canyon, au pied de la cordillère qui marque la frontière entre le Chili et la Bolivie.

Là, dans ce canyon encaissé, et bénéficiant du fond rocheux de la rivière, je pus m’engager à contre-courant dans la rivière pour la remonter vers la cordillère : de l’autre coté, on devinait une piste qui grimpait dans les montagnes. Un sacré courant … je m’en souviens bien, c’était du raft à contre-sens. La Vaca méritait bien son surnom tout de même ! Mais au bout du compte, j’avais réussi à traverser le rio Lauca !

La piste, peu utilisée, s’engouffrait dans la cordillère. Abrupte, étroite, du moins assez pour que pour mes passagers, pourtant téméraires, souhaitent descendre du véhicule à plusieurs reprises. Au bout d’une heure en première et en courte 4×4, nous arrivâmes finalement sur un faux plateau d’altitude d’où l’on pouvait voir la descente vers le Pacifique. Mon GPS indiquait clairement notre position en territoire chilien !

Je décidai alors de rebrousser chemin. Cette piste pouvait mener en Bolivie (plus tard, j’apprendrais effectivement que cette piste de contrebande mène de l’autre coté de la rivière Lauca et permet donc de rejoindre le Sajama, sans entrer officiellement au Chili) mais mes réserves d’essence ne me permettaient pas de prendre ce risque car si je me trompais, nous allions être coincés dans un “no man’s land” de contrebande, à plus de 4000 mètres d’altitude, et sans essence.

Je n’allais pas tester les capacités de survie de mes chers madrilènes … Ni les miennes d’ailleurs.

Silence dans la voiture, nous allions braver à nouveau cette drôle de piste, mais à la tombée de la nuit cette fois. Et là, on ne fait pas le malin. Fini le guide aventurier à bord de son 4×4, cheveux au vent et le visage poussiéreux de terre du mythique altiplano, plein de sang-froid. On se sent tout petit.

Le plus dur, c’est de cacher ses propres incertitudes : incertitude sur le chemin à suivre, sur la sécurité parfois, sur les problèmes mécaniques que l’on perçoit, comme une épée de Damoclès.

Tiens bon, Vaca, s’il te plaît, tiens le coup encore une fois, t’auras droit à un lavage intégral à La Paz !

Et si les passagers sentent que le guide doute, c’est la fin, et tout part en vrille. Très vite.

Au départ, les clients ont une confiance aveugle dans le guide qui peut même se permettre, ultime luxe, de contredire le guide du routard sur une information (ben ouais, le guide, lui, forcément, il sait !), et n’interfèrent pas dans ses décisions, il est le seul maître à bord.

S’il doute, ou du moins s’il laisse deviner ses doutes, il y en a toujours un pour prendre les choses en main, ou donner son avis. Et les petites choses qu’ils avaient oubliées, un repas sans pain, une crevaison, une réservation d’hôtel modifiée, reviennent à leur mémoire.

Et d’instinct, on ne pense plus aux “plus” non prévus dans le voyage, mais aux “moins” que l’on n’a pas souhaités. Normal.

Règle numéro un du guide : ne pas avoir l’air de douter, même si on ne connaît pas le chemin !

Règle numéro deux : se montrer persuadé qu’on connaît la raison d’une défaillance mécanique (jamais grave bien sûr) même si franchement, on n’en a aucune idée. Rester zen. Positive vibration !

De retour avec mes Espagnols au bord du rio Lauca, je choisis coûte que coûte de ne pas tenter la traversée (à peine dix mètres !).

A juste titre. Plusieurs mois plus tard, le 4×4 rempli de collégiens, je tentais la traversée pour me retrouver complètement embourbé dans le lit de ce diable de Lauca.

Risque raisonné car nous allions alors former une caravane de quatre véhicules tout terrain dont un énorme Ford. Enfin, planté grave quand même !

Dans le 4×4, les pieds dans l’eau pour actionner les pédales (de l’eau glacée jusqu’à mi-mollet), le “suraso” (vent venu de Patagonie) qui glaçait le véhicule (au bout de dix minutes, des stalactites se formaient sur la ferraille), mes chers collégiens durent se tremper pour rejoindre la berge.

J’ai encore ce souvenir bien ancré de Martin (mon collègue bolivien, monsieur 100 %) à mes côtés, les pieds aussi bleus que les miens et que nos mains après avoir tenté de sécher le moteur en pleine rivière. Il m’a même insulté d’énervement !

Retour à mon histoire espagnole. D’après la carte, le mieux était de rejoindre Estancia Utuma, un gros bourg d’après la carte, à une cinquantaine de km. J’avais encore assez d’essence, à priori, pour effectuer ce trajet.

J’y trouverais sans aucun doute quelques bidons du précieux liquide. Cela nous obligeait à un détour mais ce n’était pas grave. Un paysan m’aida à trouver le passage du rio Lauca à une dizaine de km en aval, en direction de ce détour.

Je poursuivis donc à la lumière de mes phares sur une mauvaise piste vers Estancia Utuma. J’appris qu’il ne faut pas se fier à une carte bolivienne. Un gros point n’équivaut pas forcément à un gros bourg mais parfois à un hameau de quelques maisons en torchis abandonnées.

Pas de quoi s’énerver si on évite de s’imaginer la gigantesque station essence moderne avec la cafétéria qui va avec sur la place de la ville. De village en village, Estancia Utuma, Julo, Chachacomani, jamais nous ne trouvâmes une goutte d’essence.

Pour ne pas inquiéter mes Espagnols qui dormaient à l’arrière, j’avais éteint les ampoules du tableau de bord, histoire que personne ne puisse jeter son œil sur la jauge d’essence à l’agonie. La multitude de chemins dans tous les sens nous obligea à utiliser le GPS et surtout à ne pas nous tromper. Dans l’obscurité, sous la pluie, l’altiplano est très austère. Rien à voir avec ces belles images de l’altiplano, grand ciel bleu, les volcans enneigés au loin, une cholita affairée dans son champ sous la bienveillance de quelques lamas et de la Pachamama.

Nous profitâmes d’un arrêt pipi pour garer le véhicule en le surélevant d’un côté pour récupérer presque un litre d’essence dans le réservoir auxiliaire fixé sur la galerie. Après de multiples péripéties, nous arrivâmes miraculeusement à Sajama … en coupant le moteur dans les descentes …

Jamais, ô jamais, je n’aurais cru pouvoir atteindre notre destination avec ce qui me restait d’essence.

Je n’aurais pas parié un seul boliviano, d’ailleurs nous ne l’envisagions même pas, c’est la situation qui nous y contraignit. Le bolide consomme plus de 25 litres au 100 sur de la mauvaise piste, et au-delà lors de notre montée sur la piste cordillère. Il nous restait, je m’en souviens, vingt centilitres dans le réservoir ! (un plein de 79.8 litres dans un réservoir qui en contient 80).

Avec l’auxiliaire, la cargaison initiale était de 180 litres : j’avais bien calculé non ?

Mais la Pachamama était avec nous, et la vaillante Vaca de bonne humeur. Et avec Rodrigo, on s’est serrés instinctivement dans les bras l’un de l’autre comme si nous venions de réaliser un grand exploit.

C’était génial d’arriver à la station essence de Tambo Quemado, ce bled horrible, qui sent la mauvaise huile de friture, jonché de tas d’immondices. Mais par cette nuit tendue, Tambo Quemado s’était transformé en phare d’Alexandrie. Même la soupe réchauffée par une cholita sans le sourire m’a paru délicieuse. Tout est relatif dans la vie.

Le 10 juillet 1999, je terminais donc ce périple avec les Espagnols. Le lendemain, Georges et Christiane, mes deux premiers clients historiques donc, à qui nous devons peut-être d’avoir tenté le coup (serais-je finalement venu en Bolivie sans l’espoir suscité par ce premier contrat ?), arrivaient tout frais souriants à La Paz.

Nous devions partir effectuer un trek dans la cordillère Royale : le tour du massif Illampu-Ancohuma avec option Laguna Glaciar.

Normalement cela se fait en huit jours mais les clients avaient insisté sur leur forme (ils avaient déjà fait deux treks au Népal et l’ascension du Kilimandjaro, c’est pour dire) pour effectuer le trek en sept jours seulement comme le préconisait un guide de trek anglo-saxon, et ce, après une courte acclimatation de deux jours dans les alentours de La Paz.

Le groupe devait se composer de notre équipe (un cuistot bolivien, des mules et des muletiers et moi-même comme guide superviseur) au service de sept clients : mes trois Espagnols (dont Bernardo, facteur de 60 ans !), Georges et Chirstiane et un couple d’amis, Thérèse et Bernard.

Une fois de plus, eh oui, première saison, je n’avais pas eu le luxe de reconnaître le trek. C’est sûr, c’est con, mais le guide que j’étais ne connaissait pas le chemin. Mais bon, ça devrait le faire, je ne m’inquiétais pas trop, je saurais me débrouiller sur place, ce n’était qu’un trek. Et faire confiance aux muletiers.

La Paz, à cette époque, connaissait de nombreux troubles civils, et fréquemment les différents syndicats décrétaient un “paro civico”, c’est à dire une grève générale et en particulier celle des transports.

Dans ce cas, il ne faut pas s’aventurer sur la route, au risque de recevoir une pierre dans le pare-brise (la saison suivante, une cliente verra passer une pierre à vingt cm de son visage après avoir fait exploser le pare-brise de Nestor. C’était la dernière fois, “enfin presque”, que nous tentions de forcer un barrage).

La solution était donc de quitter La Paz très tôt, vers six heures du matin, avant que les manifestants ne prennent place sur leurs barrages, situés aux sorties de la capitale bolivienne.

Arrivés à la sortie de La Paz vers 7 heures 30 du matin, tout allait bien quand Bernard, notre cadre supérieur, plutôt beau gosse et large sourire aux dents blanches m’annonça qu’il avait oublié un sac à l’hôtel …

Non ! C’est pas possible ! Pas ça le jour du paro ! Bernard, tu déconnes ! Ben non, il déconne pas Bernard, il a oublié son sac à l’hôtel !

OK, on retourne dans la fourmilière pacénienne en agitation matinale. Ça a été. Nous dûmes tout de même utiliser des raccourcis dans les faubourgs de la ville pour sortir sans prendre de risque. Mais cette mauvaise nouvelle nous coûta quelques heures de retard et allait nous coûter au bout du compte une journée de retard.

Pendant notre trajet de La Paz jusqu’à Sorata, charmante bourgade au pied de la cordillère et base de départ de nombreuses randonnées, j’eus le temps de répondre aux questions normales pour qui part en trek pour la première fois dans la cordillère des Andes.

– “On aura une tente mess ?”

– “Bien sûr.”

Bien sûr, c’est Peter Pruckner, mon contact allemand à Sorata qui s’en charge.

Et j’ajoutai, fier de moi : “On aura aussi une tente cuisine. Ben ouais, s’il pleut, les collègues seront contents !”.

La tente cuisine, c’est une vieille tente que j’avais récupérée à la suite d’un raid VTT organisé au Maroc en 1993. Une grande tente avec un auvent qui sert à entreposer les éventuels vélos. J’y ai ajouté une fermeture intégrale pour que le auvent et la tente ne fassent qu’un et cela donne une formidable cuisine.

Cette fois, j’avais mis le paquet. Au cours du trek précédent avec deux clients (quelques semaines avant les Espagnols), je n’avais ni cuisinier, ni tente mess, encore moins de tente cuisine.

Mais là, le paquet, c’est qu’il fallait l’impressionner le père Georges ! On ne rigole pas à Terra Andina, ou plutôt on ne rigole plus ! Je souhaitais en finir avec les approximations des premiers mois !

Moi qui n’avais auparavant participé qu’à des treks entre copains, à manger des conserves dans une tente igloo, ça me semblait un sacré luxe, dont je n’étais pas peu fier.

– “Et des mules ou des lamas ?”

– “Bien sûr, les mules nous attendent à Sorata.”

Bon, c’est sûr, je ne connaissais ni le nom du cuisinier, ni le nombre de mules ou de muletiers. Pas de soucis, car bien sûr, c’est Peter Pruckner. Il me gère tout cela.

– “Et les tentes ?”

– “Tentes presque neuves messieurs dames.”

Tentes achetées au magasin d’usine Lafuma à 45 euros pièce, ça, c’était une sacrée bonne affaire.

Presque neuves car déjà utilisées lors de mon premier trek d’il y a quelques semaines, avec le couple Rodriguez.

Le groupe Rodriguez, on a eu chaud tout de même !

Je m’offre une nouvelle digression pour parler de cette prestation car elle m’avait forcément donné confiance.

Ce couple bien sympa, la quarantaine, était notre premier groupe avec une autre agence d’envergure, la deuxième qui avait misé sur nous, suite à ma première prospection en France, six mois plus tôt (prospection qui donnait ses premiers fruits).

Autant dire que ce petit groupe de deux personnes me mettait une grosse pression. A tel point que le jour où je les recevais à l’aéroport, j’arrivai une heure en avance malgré le temps perdu à choisir ma tenue vestimentaire : formelle, informelle, sexy, plutôt gore-tex avec un pantalon Quechua pour les mettre à l’aise ou petite veste élégante pour les mettre en confiance ?

Le programme des Rodriguez débutait par une excursion en 4×4 dans la région du salar d’Uyuni, et se terminait par une randonnée autour du massif de l’Illimani.

Pour la partie 4×4, j’envoyai Rodrigo, mon seul et donc meilleur guide de ces débuts. Rodrigo parlait français, s’y connaissait en mécanique, et son visage respirait l’honnêteté. Le candidat idéal au poste de “guide en chef”. Pour le briefing, je lui fis un petit topo : “C’est simple, Rodrigo, pour aller à Uyuni, regarde la carte, c’est plein sud, tu peux pas te tromper !”

Quelques jours plus tard, ils rentraient à La Paz tard le soir, suffisamment en retard pour que je m’inquiète. Certes, le désert de sel d’Uyuni avait été une belle expérience et Rodrigo était d’une compagnie très agréable. “Un bon garçon”, dirent les clients. Cependant, la Vaca se montra défaillante quant à l’imperméabilité du châssis et des bords de vitre. Vu la quantité de poussière dans le véhicule, je n’en doutais pas. La saison sèche et donc des pistes recouvertes de poussière avait bel et bien commencé !

Ils entrèrent dans mon bureau, le haut du visage noir de poussière. Pour le reste, un foulard leur permettait de respirer correctement sans s’étouffer. Mais cela n’expliquait toujours pas leurs cinq heures de retard. C’était sans compter sur l’ingéniosité de Rodrigo pour générer des imprévus là où il n’y en a pas. D’Uyuni, au lieu de remonter vers le nord (La Paz, en sens inverse de son trajet aller), il se mélangea les pinceaux dans les ruelles de la petite ville Far-West et il partit en direction du sud. Plein sud vers l’Argentine ! Au bout de deux heures et de la poussière jusqu’aux oreilles, le père Rodriguez, qui n’a pas fait le Camel Trophy mais qui sait quand même que le soleil se lève à l’est suggéra à Rodrigo de se renseigner. Il lui semblait, à juste titre, que la piste suivie et plus défoncée qu’à l’aller, allait vers le sud …

Bien joué, monsieur Rodriguez ! Si vous n’aviez rien dit, peut-être seriez vous encore en route vers Ushuaia. Si la Vaca aurait tenu jusque là.

Bien bien, mes futurs rapports avec l’agence qui m’envoyait ces clients n’étaient pas encore garantis …

ll fallait donc remonter le moral des troupes et faire en sorte que quoi qu’il advienne, ces premiers clients repartent satisfaits. Tout dépendait maintenant de la suite et donc de leur trek à l’Illimani. Je partais comme guide.

Ce trek partait pourtant mal … Au même moment, un ami de France, Damien, me rendait visite en Bolivie. Il venait voir son pote qui montait une agence de tourisme. Le hasard voulut que le jour de son arrivée à La Paz, à 6h du matin, tombe le jour de mon départ pour ce service de quatre jours de randonnée. Nous n’avions guère le choix en réalité si nous souhaitions nous voir un peu. Il allait donc venir avec nous faire un tour dans la cordillère. Robuste comme un bon gars du nord de la France, il n’allait pas me faire un œdème pulmonaire ! Tant pis pour son acclimatation, il en avait vu d’autres ! Pour lui, j’imagine, c’était un peu drôle toute cette histoire et il ne se rendait nullement compte de la pression que j’avais pour ce trek. Pour lui, je faisais un truc farfelu à l’autre bout du monde, pour un temps certainement.

D’entrée, après les présentations de rigueur, il dit à mes Rodriguez, tout juste redescendus de leur nuage de poussière : “Alors comme ça, vous êtes partis avec Terra Andina ? Vous connaissez leur devise ? T’AS PAYE, T’ES B… !”. Avant de se marrer.

Tout seul évidemment. J’allais pas rigoler non ? Ça partait maaaaaal ce trek…

C’était la première fois de ma vie que j’étais nommé par moi-même guide de randonnée (de plus, entre nous, la cordillère Royale, c’est un peu plus isolé que les Vosges …), la première fois aussi que je partais comme cuisinier. Et c’est vrai, je ne connaissais pas le chemin non plus ! Mais d’après la carte ça ne semblait pas bien difficile. J’avais d’ailleurs inventé ce trek avec cette carte. Et l’agence avait été séduite par la capacité de notre agence à proposer des produits innovants. Tu m’étonnes !

Je montais des circuits avec l’évidente intention de les reconnaître avant d’y envoyer des clients. Mais une fois de plus, ma reco à l’Illimani s’était soldée par un échec. Un temps épouvantable m’empêcha de repérer quoi que ce soit. Je n’avais pas d’autre choix que de découvrir le trek avec les Rodriguez, tout en faisant semblant de connaître.

J’avais donné rendez-vous au village de Pinaya (village sur les flancs de l’Illimani, massif qui culmine à 6400 mètres d’altitude) à un jeune Aymara de vingt ans, Porfirio, avec des lamas, pour le portage.

Rendez-vous donné via une annonce sur une fréquence FM quelques jours auparavant. On se donne des nouvelles de cette manière dans la cordillère des Andes, par exemple pour annoncer un baptême, des funérailles, un mariage etc …

Et il était là, Porfirio ! Avec ses vingt lamas ! Ça me fait penser à un canular téléphonique de Lafesse à une pauvre dame. Il lui fait croire qu’elle va recevoir le soir même la visite de Patato Valdes et de ses vingt musiciens de salsas pour une grosse soirée où tous les auditeurs sont invités.

Pour ma part, ce n’était pas une blague, vingt lamas pour deux clients, c’est qu’il avait vraiment envie de bosser avec moi, le jeune Porfirio ! Et en plus des vingt lamas, sa petite sœur de treize ans et son chien. Ça en faisait du monde. Service cinq étoiles !

Mais au bout du compte, ce trek se déroula merveilleusement bien. Les repas au poil (Damien m’aidait à cuisinier), j’avais tout bon à chaque fois, à chaque interrogation (dans combien de temps on arrive ? c’est là le camp ? et demain, on passe par là ? et on est à quelle altitude ?) grâce à un peu de chance, une bonne carte et à la connaissance sélective de Porfirio (le fourbe, il connaissait l’itinéraire seulement jusqu’à mi-parcours !).

Mes Rodriguez furent très satisfaits du service et de leur voyage en Bolivie. Je crois que ce sont les vingt lamas qui les ont impressionnés. Et le chien pour surveiller le troupeau. Et la petite sœur avec ses jolies nattes. Et le professionnalisme du guide bien sûr … Heureux qu’ils étaient !

Alors vous parlez, un petit tour du massif de l’Illampu-Ancohuma avec George et toute la bande, après tant d’expériences …

Sept clients, c’est plus que deux mais cette fois, “open bar” : un cuistot, un guide, une tente mess et les chaises et tables qui vont avec, une tente cuisine, une lampe à gaz, la totale. Tout ça pour dire que j’étais plutôt serein dans mes chaussures de trek presque neuves.

Et la chance nous souriait. Nous passâmes le village d’Achacachi sans encombres malgré les troubles à La Paz. Traditionnellement, ce village est le QG des Aymaras en colère, menés par le terrible Mallku, Felipe Quispe.

Achacachi, le dernier endroit où tomber en panne ou malade. Sérieusement. Achacachi, c’est pas des manifs étudiantes parce qu’on n’a pas assez de profs. L’année suivante, en plein mois de vives protestations, l’armée dut déserter le village après qu’ils eurent massacré deux officiers. Dont l’un eut droit à son nez tranché (cent ans d’enfer selon la tradition aymara).

Jour 1 : LA PAZ-SORATA-ANCOMA

Trajet La Paz-sortie de La Paz-retour à La Paz pour récupérer le sac de Bernard– Achacachi – Sorata. Arrivés à Sorata vers midi avec trois heures de retard, je fus reçu par un Peter Pruckner affolé, à 200 à l’heure comme à son habitude. Il avait probablement déjà entamé son deuxième paquet de gitanes de la journée.

“What are you doing Fabrice !? you are LAAAATE !”

Avec son bon accent allemand, ça fait presque peur ! Carrément inquiet l’ami Peter. Etant donné le retard, je n’eus pas le temps de vérifier le matériel, les vivres et l’équipe du trek. Dommage !

Une camionnette 4×4 nous attendait et le chauffeur semblait pressé de partir. De Sorata, effectivement, nous devions rejoindre par une piste de montagne le hameau d’Ancoma où nous attendaient non pas Patato Valdes et ses musiciens mais Agostino et ses quinze mules. Nous laissâmes donc notre minibus pour un véhicule tout terrain.

“Eh , Peter, I have asked for a private vehicle !?”. Effectivement, la camionnette (pas un 4×4 avec des sièges et une galerie) était déjà chargée de quelques passagers. A la vue du volume de notre matériel (sacs de vivres, tentes, sacs des clients, matériel de catering), j’aurais dû plutôt en commander deux, des 4×4 privés. On fera avec ! Manque d’expérience monsieur le guide, c’est certain !

C’est parti. La piste n’en finit pas … un passage de col à 4400 mètres d’altitude, “il fait froid” me fait remarquer Bernard.

– “Il reste encore beaucoup ?”

– “Une petite demi-heure encore à se casser les fesses, maximum …”

Sur la carte, franchement, en comptant large, il faut une heure pour rejoindre Ancoma depuis Sorata. On mettra trois heures avec le pick-up surchargé. La dernière de ces trois heures sera l’une des plus longues de ma vie.

Georges : “Alors on arrive bientôt ?” avec son bon accent alsacien. Toutes les cinq minutes la même question … c’est long une heure ! Nous arrivons à destination juste avant 16 heures. Et les mules sont là ! Et qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

C’est que j’avais une étape aujourd’hui ! Mais avec ce retard, impossible de la réaliser !

Nous dressons donc le camp à Ancoma. Il nous faudra coûte que coûte rattraper ce jour perdu !

Tout le monde comprend la situation. Je n’y suis pour rien heureusement. Oublier un sac à l’hôtel un jour de “paro civico”, c’est pas malin tout de même. Eh bien le trek de sept jours, nous le ferons en six jours.

Tu parles, l’ami Georges, il a fait le Népal l’année dernière avec sa femme. Pas de soucis !

Premier constat : Peter “bien sûr” a oublié, volontairement ou pas, la tente mess, tables et chaises, le guide local et les lampes. J’espère qu’au moins, les vivres seront au point.

La tente VTT nous servira donc de tente mess et ma tente comme tente cuisine. On mangera assis par terre, ça devrait passer, c’est pas la fin du monde. D’ailleurs, mes chers Espagnols trouvent cette tente géniale. Ben ouais, c’est qu’ils étaient déjà en troisième semaine de Terra Andina, eux, ils s’étaient habitués et d’ailleurs, ils étaient venus pour de l’aventure, et je leur en donnais. Les autres tirent un peu la gueule …

Quant à l’absence de guide local, c’était une mauvaise nouvelle. Heureusement, mon cuistot, Rodolfo, un indien aymara très sympathique et courageux sur lequel je me reposerais tout le long de ce trek, connaissait plus ou moins le chemin. J’allais devoir jouer au grand guide de trek devant l’Eternel. Le premier jour, en rigolant, Thérèse me demanda : “Vous l’avez déjà fait au moins ?”

“Bien sûr !”. Je ne pouvais guère dire autre chose, non ?

Jour 2 : Ancoma – Cocooyo – Chayolpaya

Le lendemain matin, grand ciel bleu, cool, nous allions pouvoir tenter de faire nos deux étapes d’entrée. C’était la meilleure solution tant les étapes suivantes étaient de vraies étapes. Et faire aujourd’hui la portion Ancoma-Cocooyo prévue la veille (4 heures à tout casser) et la portion Cocooyo-Chayolpaya (4 heures en traînant pas trop). D’après mes prévisions optimistes évidemment.

Pas de problème pour les Espagnols (étape en sept heures). Pour le reste, ma french team et moi-même, nous arrivâmes dans la bonne humeur mais malgré tout à la lampe frontale après plus de dix heures de marche. Crevés les gaillards mais nous étions tous contents d’avoir effacé le retard.

Nous n’avions guère le choix en réalité. Il était prévu en fin de parcours de quitter le tour classique du massif et de monter jusqu’à la Laguna Glaciar (5100 m. alt.) où les mules ne peuvent pas monter (chemin trop abrupt). J’avais donc donné rendez-vous à une équipe de porteurs le soir du jour 5 à la mine Suzanna, point de départ de l’ascension vers la Laguna Glaciar . Donc coûte que coûte, il nous fallait arriver le jour 5 à la mina Suzanna de l’autre côté du massif. Récupérer cette journée de retard était une obligation.

Jour 3 : Chayolpaya – Camino calzada

Bonne étape pour de vrais randonneurs. On monte, on descend, on remonte et on redescend. C’est vrai, c’est un peu con la montagne ! J’aurais dû et pu apprendre les altitudes des cols par cœur. A chaque fois, Bernard me demande à quelle altitude se trouvent les cols, tout en sortant son GPS. Va falloir être malin, Don Fabricio, très malin pour que personne ne se rende compte maintenant que ton trek, tu ne le connais pas. Tu connais rien mon gars !

Je passe mon temps à faire le yo-yo entre le groupe de tête, mené par les muletiers et les Espagnols et le groupe de queue malmené par George et sa femme. Bernard, lui, heureux et tout souriant, prend des photos en veux tu en voilà. Pour ma part, je suis le plus heureux des hommes. Le temps est superbe et ce pour la première fois depuis notre départ de La Paz, les paysages sont grandioses comme on les imagine, et je guide une bien belle caravane : une quinzaine de mules, cinq muletiers, un cuistot plus guide que cuistot avec qui j’apprends un mot d’aymara par jour, et mon groupe de sept personnes avec ces trois Espagnols qui sont peu à peu devenus de véritables amis. Caravane qui s’étage sur plusieurs kilomètres vu la différence des cadences. La classe quoi ! Si on m’avait dit cela il y a dix ans, je signais tout de suite !

Pause de midi et premiers signes de fatigue de Georgi le grand randonneur. Je prépare sur le joli gazon une petite nappe sur laquelle nous disposons, l’ami Rodolfo et moi-même, un plat de concombres, des tomates et la petite sauce qui va avec, des tranches de jambon et de fromage, des yogourts et comble du luxe, du jus d’orange pressé. Vont être contents avec ça !

Thérèse et Bernard le sont réellement. Georges, à son arrivée, éclate : “Franchement, Fabrice, faut que je te dise, c’est INADMISSIBLE ! Au Népal, on avait des repas chauds tous les midis !”

Je crois qu’il plaisante et feint la blague mais non …

– “Non, Fabrice, je suis sérieux. C’est pas normal ! En plus c’est quoi cette histoire !? Les Espagnols auraient pu nous attendre !”

– “Au bout d’une heure, ils ont eu marre de vous attendre  et ont préféré avancer à leur rythme, c’est tout, faut les comprendre.”

Il y a un truc que je n’ai pas encore dit, ce n’est pas gentil mais je crois que c’est nécessaire pour s’imaginer la scène. Georges a un problème : il bégaye comme jamais je n’ai vu. A chaque mot qui coince, sa bouche se tord de côté comme pour s’aider. Pas facile. Et quand il est énervé, ça n’arrange rien. Il bégaye deux fois plus.

En tous les cas, un froid s’installe. Je n’en reviens pas. Encore la soupe chaude, bon, c’est vrai, il en avait au Népal, mais les Espagnols, ce n’est pas correct de sa part. A partir de ce moment, il les considère comme des cons. Des gens formidables ! Tout ça parce que Georges le vieux briscard népalais, il est au bout du rouleau, complètement à la rue, mal au genou, mal à la tête, mal d’altitude et que ce trek, assurément, n’est pas pour lui. Et pour sa femme non plus, qui forcément, l’appuie.

Le deuxième col de la journée fut un véritable enfer pour eux. Du reste, nous arrivâmes au camp à la lampe frontale, comme la veille. Une étape de onze heures qui a priori se fait en six. C’est pas gagné ! Mes frenchies sont cuits.

Jour 4 : Camino Calzada – Laguna San Francisco.

L’enfer ! Courbatures, mal de crâne etc … Premier col au courage.

La météo est franchement moyenne mais les décors restent superbes : vues sur les massifs environnants, grandes prairies parsemées de hameaux et de troupeaux de lamas en contrebas. Du vert, du bleu, et le blanc des montagnes. Mais déjà, mes Français ne regardent plus le paysage. C’est une marche forcée.

Pause midi, il pleut. Tant mieux.

Nous leur préparons une soupe chaude qu’ils devront ingurgiter sous la pluie. Petite revanche … c’est sûr, ils auraient préféré de bons sandwichs vite fait avalés.

Le deuxième col, à 5100 mètres d’altitude est un calvaire. Et je me fais tout petit. Je leur ai dit qu’il montait à 4800 mètres maximum. Les yeux fixés sur le GPS, l’épais brouillard ne permettant pas de voir ce qui reste à gravir (ni à eux ni à moi), ils ne comprennent pas.

– “Mais Fabrice, tu nous a dit 4800m, on est déjà à 4900 et ce n’est pas fini !”

– “Ben j’ai dû me tromper … désolé”.

Pas fier le guide car c’est indiscutable, j’ai tort et l’altitude est importante pour eux. A se battre à chaque virage comme des grimpeurs sur l’Alpe d’Huez, 300 mètres de dénivelé, c’est énorme. Allez, on se bat les gars ! Thérèse puise dans ses dernières ressources.

C’est clair, nous n’arriverons pas de jour au campement ! J’envoie Rodolfo à l’avant, je ne peux pas faire attendre les Espagnols deux heures et les mules doivent arriver au campement de jour. Je lui demande qu’il me dispose des cairns discrets tout le long, de manière à me repérer et suivre le bon itinéraire. Qu’il pense à nous s’ils prennent trop d’avance !

L’arrivée au col est héroïque. Les quatre sont calcinés. Ils n’en peuvent plus, réellement. Et Georges a le genou qui commence à le faire souffrir. A chaque trente mètres, ils veulent faire une pause. J’en suis réduit à trouver plein de bonnes raisons de continuer un peu plus. Pas facile tant l’ambiance n’est pas géniale depuis le pique-nique de la veille.

La descente, pourtant, offre de magnifiques points de vue sur la partie occidentale, coté altiplano de la cordillère. Une suite ininterrompue de lagunes de toutes les couleurs qui se succèdent en contrebas.

Premier soucis, Rodolfo m’a dit : “A la lagune tu te diriges vers la droite jusqu’au campement.”

OK, mais laquelle de lagune ? Il y en a trois des lagunes ! Et je ne vois plus les mules. C’est qu’ils ont pris une sacrée avance, les lascars.

Je vois un cairn, c’est bon, ils ne m’ont pas complètement oublié ! La descente s’engage sur un rythme des plus tranquilles, tant mieux, je vais pouvoir repérer mes cairns à l’avance. Et tout d’un coup, plus de cairns, plus rien ! (je saurais plus tard qu’un troupeau de lama avait démoli les cairns à leur passage).

J’ai l’impression de mener à l’échafaud une troupe de survivants. Ils font peine à voir. On se croirait dans “le pont de la rivière Kwai”. C’est décidément pas gagné !

Que faire … descendre à droite à la première lagune ? Allez, je choisis la deuxième lagune, un sentier évident y mène. Nous descendons donc, encore et encore.

Puis plus rien, plus de sentier, plus rien. Ça craint.

Mes frenchies sentent que je cherche mon chemin, que je doute. Je prends mon temps, je ne peux pas me planter, ils ne pourront jamais remonter … Ils me sentent hésiter. J’ai oublié la règle numéro un du guide : Ne pas douter !

Et ils explosent : “Mais Fabrice, c’est par où ? On est perdus ?”

Là, c’en est trop pour Christiane, qui éclate en sanglots. Thérèse aussi. Leurs maris respectifs les réconfortent. Un vrai mélodrame. C’est beau.

Georges enlace sa femme qui pleure sur son épaule de népalais et lui caresse les cheveux. Il me regarde d’un regard noir, ténébreux. Je suis le méchant de l’histoire. Celui à cause de qui on va mourir. J’exagère à peine.

Christiane : “Mais qu’est ce qu’on va faire ici ? Sans vivres ? Dans le froid ? On est crevés ! On va MOURIRRRRR !” tout en éclatant à nouveau en sanglots. Une vraie épopée. Allons nous nous-en sortir ? Pfff… j’ai du mal à jouer mon rôle. A quelques heures en contrebas, il y a un village dont on voit les lumières. Je ne suis pas vraiment inquiet, juste vraiment vraiment emmerdé. Je me verrais plutôt regarder le journal de 20 h, à la maison.

Mais sûrement l’altitude alimente l’anxiété de mes compatriotes épuisés. La fatigue et l’altitude rendent anxieux, c’est bien connu ça !

Georges : “Moi je bouge plus de toute façon. Je suis épuisé.”

La crise ! En pleine cordillère ! Comme la troupe du Splendid dans “les Bronzés” !

Je grimpe sur un talus vers un passage au nord, en laissant l’infirmerie panser ses plaies. C’est peut-être par là !? j’avance encore de cinquante mètres. Je vois en bas Georges, couché les bras en croix.

Je poursuis mon ascension. J’entends un appel … Victoire !

Tout en haut, un muletier me fait de grands signes. OUF ! Sauvé !

Rodolfo a laissé intelligemment un gars sur le chemin. Il a bien anticipé notre retard. Super ! Enfin presque, il va nous falloir remonter vers ce col !

A la simple vue de la montée, ils sont morts d’avance. Leurs mollets ne veulent plus. Je ne sais plus quel baratin j’ai utilisé pour les faire se lever, enfin, toujours est-il que nous revoilà en marche, à la peine mais on y va.

La tournure des évènements a changé. Leur objectif n’est plus de profiter de leur trek mais d’en finir et ils savent bien que nous devrons arriver au campement, coûte que coûte, sauf incident majeur. La nuit tombe et nous sommes toujours en marche, à la lampe frontale. Comme les jours précédents.

Le chemin est délicat à trouver. Le léger brouillard n’aide en rien. Nous marchons maintenant sur la crête de l’énorme colline, dépourvue de végétation. Pas de sable, une sorte de sol gréseux où l’on distingue à peine les empreintes. Je scrute sans cesse le sol dans toutes les directions à la lampe frontale.

A chaque fois, la vision de ce qui ressemble à une empreinte nous remplit de joie. Si nous nous perdons maintenant, notre épopée en sera réellement une. Je ne nous imagine pas dormir dehors, sans manger, avec des gens épuisés. C’est limite, franchement limite. D’ailleurs, plus personne dans le groupe (moi compris) ne la ramène. Chacun est conscient de l’importance de rejoindre le camp. Et ils n’ont d’autre choix que de me faire confiance. Malgré eux.

Avec de la chance peut-être, je ne sais pas en réalité, nous trouvons à chaque fois des signes de passage dans ce paysage lunaire sans lune. Au bout du compte, nous apercevons à une demi-heure de marche les lumières de notre camp. C’est un énorme soulagement pour tous. La dernière demi-heure est terrible. Le stress d’une possible nuit sous les étoiles leur avait permis de retrouver des forces.

La vue du camp et l’espoir de la fin de ce qui reste pour eux un calvaire les relâchent. Ils doivent se faire violence pour atteindre le camp. Nous sommes accueillis par Rodolfo, la soupe est prête et les Espagnols (extraordinaires de simplicité) ont monté les tentes de leurs voisins européens. Le repas est expédié. Il est 23 heures. Treize heures de marche …

Je dois cependant leur annoncer une bien mauvaise nouvelle avant qu’ils ne puissent se laisser aller à un sommeil réparateur. C’est un peu comme annoncer à un malade qu’il va mourir …  pas facile …

“Voilà, les muletiers ont aperçu une bande de voleurs dans les alentours du camp. Il faut lever le camp avant le lever du jour si nous voulons éviter le risque de nous voir attaquer à la carabine demain matin…” (véridique ! Il s’agit du seul endroit dangereux de toute la cordillère).

Je crois qu’ils ont eu leur compte pour la journée.

Jour 5 : Laguna San Francisco – quelque part vers Sorata

Lever difficile à cinq heures du matin. Rodolfo a fait des efforts. Il s’est levé plus tôt que tout le monde pour nous préparer des beignets tout chauds. Ça met mes Espagnols de bonne humeur. Mes Français ont plus de mal à apprécier. Ils sont plus cuits que les beignets.

Les premières heures de marche sont plutôt agréables car le beau temps nous accompagne et ça fait du bien car pour l’instant la météo ne fut pas très clémente. Mais rapidement, je m’en prends plein la tête par l’ami Georges : “C’est inadmissible … nous étions en situation de réel danger. On aurait pu y laisser notre peau etc … ce trek est un trek de montagnards, c’est pas pour des randonneurs comme nous et pourtant, je tiens à le dire, nous sommes de BONS randonneurs … et si ça continue, Fabrice, je te préviens, ça ne s’arrêtera pas là. Tu sais, Internet c’est puissant et je peux envoyer des emails un peu partout et détruire ton agence. Ça va très vite avec ce genre de chose !”

En bégayant car il s’énerve.

Au bout d’une heure, ma patience est à bout, et je lui dis : “Ecoute Georges, ta gueule.”

Sa femme intervient pour nous calmer. Elle a raison, il n’y a plus autre chose à faire, nous devrons nous supporter jusqu’au bout. Le mauvais temps qui pointe son nez depuis deux jours s’installe définitivement. Il pleut et on ne voit pas à cinq mètres. Christiane me fait une crise à chaque fois que les mules ne sont plus en vue. Elle ne veut surtout plus quitter les mules des yeux tant l’épreuve de la veille l’a marquée.

Les Espagnols font des efforts et avancent au rythme des plus faibles. De toute façon, avec cette poisse, hors de question de nous séparer. Et ils voient bien que mon boulot n’est pas drôle. Solidaires !

Le problème, c’est que les muletiers, quant à eux, ne supportent pas le rythme trop lent de mes quatre Français. Tout le monde est groupé en une jolie petite caravane. Irrémédiablement, les mules prennent de l’avance. Devant le mauvais temps qui persiste, les muletiers souhaitent rentrer chez eux au plus vite et n’ont aucune envie d’avancer comme à l’allure de grands brûlés. Je fais sans cesse le yo-yo entre l’arrière et l’avant tout en déployant des merveilles de diplomatie pour que les Boliviens ne me filent pas entre les pattes. La situation est tendue. Rodolfo (quelle chance de l’avoir celui-là), qui, je ne sais comment, trouve son chemin à l’avant dans cet épais brouillard, me fait part de ses inquiétudes : “Los muleros estan artos. Se quieren ir ya por delante. Y no les importa esos jodidos clientes.”

(Les muletiers en ont marre. Ils veulent partir. Ils se fichent de ces foutus clients !)

Oula, si les muletiers se cassent, on est mal barrés !

Je fais le gentil, le diplomate etc … pour que la corde tendue ne rompe pas. Je navigue “on the edge”. Personne ne supporte plus Christiane qui gueule sans arrêt.

Le temps passe et nous marchons toujours dans la gadoue. Je parlemente, ça tient …

La pluie redouble et vraiment, on ne voit pas à plus de quatre ou cinq mètres. Tu parles de grands espaces andins, un trek sous la pluie et le brouillard, c’est nul, c’est la galère, mieux vaut rester chez soi à regarder la télé. Mais eux, ils ont peut-être économisé toute l’année pour se payer ce voyage.

Et l’expérience me l’apprendra, s’il pleut sur un trek, c’est inévitable, les clients cherchent un coupable. Le moindre détail d’organisation devient important. Et là, les détails ne manquent pas à l’appel. Ce n’est plus une randonnée, c’est une galère !

Devant l’ampleur du mauvais temps, mon boulot change, mon objectif s’est transformé : il ne s’agit plus de réaliser un bon trek, mais de ramener tout le monde à bon port. Et tout dépend de Rodolfo qui cherche sans cesse son chemin, qui revient en arrière, qui trouve un passage, qui semble assez sûr de lui.

Nous ne nous perdrons pas.

L’ambiance a changé dans le groupe : tout le monde s’est à peu près calmé, comprenant que l’important, maintenant, était d’arriver à Sorata. A plus de 4000 mètres dans ces conditions climatiques, sans parler de l’état de fatigue morale et physique et des difficultés évidentes pour trouver notre route, il ne s’agit plus d’avoir de la soupe chaude à la pause de midi.

Ma décision est prise : dès que nous le pourrons, nous rentrerons à Sorata. Il serait impensable de monter à la Laguna Glaciar (à plus de 5000 mètres d’altitude). Et cette montée est abrupte.

Quoi qu’il en soit, nous devrons malgré tout rejoindre la mina Suzanna dans la journée, car une équipe de porteurs doit nous y attendre. Cela leur éviterait une nuit à la belle, car à vrai dire, je doute qu’ils emmènent des tentes avec eux.

La bonne blague de la journée, je la dois à Christiane qui me montre tout son talent en une seule réplique. Le genou de George le fait vraiment souffrir (une tendinite à priori). On parle de le mettre sur une mule.

Christiane : “Mais c’est peut-être dangereux. Fabrice, tu veux pas essayer d’abord ?”

Je ne prends même pas la peine de lui répondre. Georges marchera c’est tout.

Quelle pluie ! Comme d’habitude, notre avance est très lente mais en fin de journée, je suis tout de même satisfait. A priori, nous ne sommes pas perdus, les mules sont toujours avec nous et il n’y a eu aucun incident majeur. Et ce, grâce à Rodolfo. Sans lui, je serais probablement perdu …

Nous arrivons en fin d’après-midi sur une plate-forme herbeuse, suffisamment grande pour dresser le camp. Avec ce temps, on ne peut continuer de nuit. Nous n’avons fait que la moitié de l’étape prévue !

Et pourtant nous avons marché plus de dix heures !

Mes clients s’engouffrent dans leur tente respective. Quelle journée ! Je prépare les repas avec Rodolfo dans l’auvent de ma tente, les mains et les pieds dans la gadoue. Pas toujours drôle le métier de guide. Pourtant, c’est certainement le meilleur moment de la journée. Sans client, tout seul avec mes collègues boliviens, personne pour nous emmerder. On prépare certes la popote complètement trempés et soumis au petit froid humide de la montagne. Mais on est peinards ! Quelle journée ! Ce Rodolfo est une perle.

On se marre même. J’amène les repas un à un dans les tentes, très poliment. Après toutes ces tensions, la hache de guerre semble enterrée. J’ai même nourri l’espoir que mes Français se rendent compte de ce que l’on a fait aujourd’hui : on a maintenu la cohésion du groupe, nous n’avons jamais été réellement en danger, nous ne sommes pas perdus, et le repas, plutôt sympa, a été préparé dans de piteuses conditions. Emmitouflés confortablement dans leur sac de couchage, ils apprécient qu’on leur amène les petits plats au lit.

Apres la vaisselle, enfin, las, je me plonge dans mon sac de couchage. Nous avons abandonné l’idée de rejoindre la mina Suzanna. Trop dangereux, on se perdrait à coup sûr. Nous n’avons pas vraiment le choix. Les porteurs comprendront et redescendront au village. Tant pis, je leur payerai deux jours de service.

– “Fabrice !” c’est Christiane qui m’appelle depuis sa tente.

– “OUI, qu’est-ce qu’il y a ?”, depuis ma tente, car je viens de m’installer au sec dans mon sac de couchage !

– “Viens voir, on a un problème !”

Pffffff…. Je sors de mon sac de couchage, me rhabille avec mes vêtements trempés, je sors de la tente sous une pluie battante et je m’approche de leur tente.

– “Oui alors ?”

– “Regarde, il semble que le double-toit de la tente, avec ce vent, touche l’intérieur de tente. Si ça continue, on va être trempés !”

Je regarde, et effectivement, par moment, quand le vent durcit, il arrive que le double-toit touche l’intérieur …

Pas de quoi s’emballer ni s’imaginer dans une grande expédition. Il pleut et il y a du vent, c’est tout, et mes deux amoureux dormiront au sec. Une tente, quand même, c’est prévu pour …

– “Vous inquiétez pas, rien d’anormal !”

– “Merci … et bonne nuit !”

Sympa les clients. J’apprécie le “bonne nuit”. Ils ont dû réaliser qu’ils exagéraient un peu.

Je retourne, trempé, dans ma tente … Quelle journée de merde !

Jour 6 : quelque part sous la pluie – Millipaya

Au lever du jour, le temps n’a pas changé. Nous servons les petits-déjeuners dans les tentes. Tant bien que mal, nous rangeons le camp.

Le but est de rejoindre le village de Millipaya où nous pourrons certainement trouver un véhicule pour Sorata. Ou alors un bus le jour suivant. Qu’importe au fond ! Car tout le monde en a ras-le-bol. Même les Espagnols ne trouvent plus d’intérêt à ce trek sous la pluie et avec ces Français, qui, décidément, ne sont pas sympas.

Une heure avant d’arriver au village, enfin, le temps se lève. Cette vallée est splendide. D’énormes dénivelés où se succèdent des cultures en terrasse. En moins de cinq minutes, on change de monde : d’une ambiance austère et grise, tout redevient comme une carte postale et les visages s’illuminent. C’est fou l’importance de la météo. Je suis parmi les plus heureux d’arriver au village de Millipaya.

Rapidement, je trouve un camion en partance pour Sorata. Les muletiers poursuivront par le sentier jusqu’à Sorata. Pas de chance, le camion est chargé de purin mais bon c’est pas grave non ?

Georges me fait une colère “Une honte, on voyage dans du purin !” Ben ouais, ça n’allait pas terminer autrement !

Ça me fait même rire, je trouve cela fou. C’est déjà pas mal de trouver un transport là au milieu de nulle part, qui se dirige justement vers où nous souhaitons aller. Nous sommes en Bolivie, ce n’est pas le terminal de bus de Mulhouse ! Mais je comprends Georges, c’est vrai, il n’est pas venu pour voyager dans ces conditions. Une benne à purin, eh oui, je l’invente pas !

Sur le chemin vers Sorata, nous croisons les porteurs qui montent à la Mina Suzanna !!!! Ce diable de Peter Pruckner a dû pousser le pétard, car visiblement, non seulement il a complètement fusillé mon trek (car oui, je n’ai pas parlé des plaintes concernant la tente VTT, le manque de confort etc…), mais il s’est également égaré pour l’envoi des porteurs ! Les porteurs arrivent avec un jour de retard !

Enfin, je ne vais pas me plaindre, ça m’arrange bien, personne ne nous attendait dans la tempête hier soir ! J’essaye d’imaginer la situation si nous étions parvenus à la mina Suzanna, prêts à relever le défi de la Laguna Glaciar …

Arrivé à Sorata, le bonheur, c’est fini, FI-NI !

Je ne veux plus les voir ! J’irai dîner avec mes potes Espagnols et on se marrera jusqu’à point d’heure, en nous repassant le film de la randonnée.

Jour 6 : SORATA

Le lendemain, j’organise d’ailleurs un truc pour eux. Rien que pour eux, car les Français en ont assez vu, et ils se reposeront à l’hôtel. A mon retour de notre excursion de la journée, je les retrouve radieux. Ils sont même franchement sympathiques à mon égard, comme si rien ne s’était passé. Incroyable, on croirait des revenants de l’ascension du K2 !

Du moins, ça aurait pu devenir sérieux. D’autres randonneurs occidentaux sont portés disparus. Je ne saurai d’ailleurs jamais la fin de l’histoire les concernant. J’imagine George pour son prochain voyage, au Maroc ou ailleurs : “Ben moi, j’ai fait le Népal, le Kilimandjaro et l’année dernière, j’ai fait un trek dans la cordillère Royale. Une vraie aventure etc …”

Il va devenir le héros de l’histoire. Et les héros de l’histoire, c’est tout d’abord Rodolfo et mes Espagnols. Enfin c’est la vie …

Et un bon point pour l’autre couple qui a dû souffrir mais qui ne dit mot. Je dirais même plus, je crois que, finalement, de ce trek, ils en garderont un bon souvenir !

La malchance m’aura tout de même poursuivi jusqu’au bout : le jour suivant, je trouve un transport privé (un 4×4 Toyota) pour nous ramener à La Paz. Le 4×4 s’arrête pour charger d’énormes bouteilles d’oxygène qu’il charge sur sa galerie (c’était pas prévu mais à ce stade…).

J’en profite pour aller faire un petit pipi sur le bas coté. Quand je me retourne, le chauffeur est en train de changer une roue, 4×4 arrêté sur le cric dans une descente, mes clients dans le véhicule …

Grosse crise de Georges. Et là, je n´ai pas pu m’empêcher de rire. Pour la crevaison d’après, que dire ?

C’est quand même fou, jusqu’au bout, les détails n’iront pas dans le bon sens. Même les chambres d’hôtel à La Paz, pourtant bien réservées, n’étaient plus disponibles … Ça méritait bien quelques clopes non ?

 Post scriptum à propos des clients

Georges et Christiane, après que nous aurons réglé nos comptes (pas financiers) de manière très franche, car je tenais à des excuses, ont souhaité poursuivre leur voyage en Bolivie avec moi.

Incroyable, non ?! Ils voulaient tenter l’ascension du Parinacota (6300 m. alt.) et ensuite se faire acheminer jusqu’à Arica, au Chili. Toujours est-il que j’ai accepté. Par besoin de boulot ? Par désir qu’ils repartent satisfaits de leur séjour ? Je ne sais pas mais je suis reparti avec eux en tant que seul guide.

Pas de surprise : pas de sommet, quelques imprévus (mécaniques mais réglés avec une chance inouïe !), quelques prises de bec et certainement du mécontentement de leur part. Et j’étais bien content de les quitter à Arica. Trop lourd ce couple !

Dans nos statistiques, après des années d’activité, nous devons atteindre les 95 % de clients satisfaits. Les 5 % de mécontents sont à 70 % des profs. Et je ne sais toujours pas pourquoi !

Post scriptum à propos de Peter

Un sacré personnage. Un vrai Loulou comme on dit chez nous. Atterri en Bolivie je ne sais par quel hasard, il s’était installé dans le charmant village de Sorata, au pied de l’Illampu. Il vivait du tourisme local. Son atout : il connaissait tous les gens du coin et pouvait donc me fournir à priori tout ce dont j’avais besoin pour ce trek et m’éviter ainsi de faire une reconnaissance.

Son statut d’Européen me rassurait, on parlerait le même langage. Sans compter sa nationalité allemande, toute une assurance ! Du moins, en apparence, car Peter passait plus de temps à fumer des substances illicites qu’à s’exciter devant les imprécisions de son organisation. Du moins, si organisation signifie quelque chose pour lui. Je le revois encore à l’issue du trek, où je comptais l’égorger.

Comment s’énerver contre un type pareil ? La quarantaine, grand sec, un hyper stressé qui se soigne à la marijuana, un cas unique dans l’histoire allemande. Plus bordélique que Peter, tu meurs. Et c’est lui que j’avais choisi pour m’organiser mon premier trek dans la cordillère …

De beaux atouts, en somme, pour saboter ce trek.

Je le revois, assis sur ce qui lui servait de lit, me dire, un pétard au bec : “I know, Fabrice, I’ve fucked up, I’ve completely fucked up !”

On a fini par se marrer pour qu’il termine par : “Tu sais, Fabrice, je m’y attendais. Avant ton arrivée, je me suis disputé avec le muletier qui devait t’accompagner au départ et qui connaît bien la cordillère, un certain Mario. Et j’ai contracté une autre équipe … Mario, furieux, est allé voir le yatiri (sorcier) du village pour jeter un sort sur ton trek ! T’as vu, ça marche !”

On va finir par devenir superstitieux